Je traduis de l'anglais des romans, de la poésie et de la littérature générale. Traducteur d'édition soucieux du succès de ses auteurs, je m'efforce d'adapter l'étoffe linguistique de mes auteurs à l'intelligence des lecteurs francophones, tout en tâchant de restituer le rythme et les registres qui distinguent ces auteurs dans leur propre langue. Membre du collectif de traduction expérimental
OUTRANSPO depuis 2012, je recense des méthodes de traduction extravagantes et les mets à l'emploi de traductions créatives collectives. Amateur d'arts numériques, je trouve des solutions innovantes pour remédiatiser des textes d'avant-garde en traduction sur ordinateur :
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PORTFOLIO: Traduire Brian Evenson (2022 - présent)
Les romans et recueils de l’auteur américain Brian Evenson nous embarquent dans des récits terrifiants au cours desquels des personnages rationnels et méticuleux sont poussés au bord de la folie par leur soif de savoir. Dans un monde hostile frappé par des apocalypses inexpliquées, habité de mutations innommables, hanté de cultes assoifés de pouvoir, la curiosité est un vilain défaut. Pourtant, Brian Evenson, avec un art consommé du suspens et de la brièveté, nous interdit de détourner les yeux.
L’auteur américain, introduit en 2005 par Claro aux côtés de grands noms de la littérature post-moderne américaine tel Thomas Pynchon et William Gass dans sa fameuse collection « Lot 49 » au Cherche midi, connaît depuis un succès critique important en France grâce à l’inimitable audace de son regard sur la cruauté ainsi que l’originalité de sa prose, dont le minimalisme volontiers laconique lui vaut d’être parfois comparée à celle de Beckett. Une partie de son œuvre s’inscrivant dans la littérature de genre (le fantastique, l’horreur et la science-fiction), il était naturel que Brian Evenson s’associe avec la nouvelle collection Rivages/imaginaire de la maison Payot & Rivages dédiée à des romans science-fictifs et fantastiques venus d’horizons divers.
Traduire Brian Envenson représentait le double défi de correspondre aux attentes du lectorat de la littérature de genre, d’un côté, et de rendre justice à la singularité de sa prose, de l’autre.
Il était donc essentiel que je veille en tant que traducteur, dans un premier temps, à reproduire en français les marqueurs de genre. Parmi ceux-ci figure en premier plan le ton virile et nihiliste, souvent associé au polar et à une certaine SF post-apocalyptique, dont l’auteur dote nombre de ses narrateurs. La narration des romans et nouvelles de Brian Evenson est en effet souvent prise en charge par une voix stoïque et détachée qui pourrait être celle d’un détective qui ne serait pas né de la dernière pluie. Des phrases courtes, laconiques, au lexique limité, acceuillle avec un aplomb à toute épreuve l’arrivée imminente de la violence.
« Il touillerait son café encore un peu, boirait une gorgée, peut-être deux. Bientôt, il le savait, il lui faudrait prendre une décision. Trois minutes de plus, peut-être quatre. »
- Comptine pour la dissolution du monde
Ce ton de dur à cuire exigea souvent que je concilie dans la traduction le registre prosaïque de la narration de l’original avec l’exigence de variété lexicale du lectorat français. En effet, s’il est par exemple courant en traduction de polars ou de SF de se passer aujourd’hui de l’usage du subjonctif imparfait, jugé trop littéraire pour le prosaïsme du roman de genre, la répétition de mot, en revanche, si présente dans le roman américain, rebute toujours le lectorat français. La tendance en traduction reste donc à la suppression des répétitions, traquées dans leurs derniers retranchements par le correcteur professoinnel ProLexis, pour être remplacées par des synonymes. Pourtant, éradiquer toutes les répétitions de mot de l’original au nom du goût français pour la variété lexicale comportait le risque, outre celui d’encombrer le texte avec des synonymes ampoulés, de faire l’impasse sur la manière dont Brian Evenson se sert de la répétion pour exprimer l’obsesssion de certains personnages pour des détails morbides, leur rechute presque comique dans des parcours labyrinthique sans issue, ou la présence de doubles inquiétants.
« Quelle que soit la direction dans laquelle nous la tournions, la fille n’avait pas de visage. Des cheveux devant et des cheveux derrière, si tant est qu’on puisse distinguer les deux. »
- Quelle que soit la direction
Ma tâche de traducteur consista donc à distinguer au cas par cas les répétitions de mots qui seraient conservées pour leur fonction stylistique de celles que l’on pourrait remplacer par le recours à des synonymes.
Un autre marqueur de genre privilégié de Brian Evenson est le suspens, qu’il produit brillament par l’enchaînement d’actions dont l’articulation logique est laissée indéterminée. Brian Evenson exploite à cette fin le participe présent, les verbes intransitifs, les conjonctions de coordination, la spatialisation à outrance de l’action, et de nombreuses incises pour présenter des actions qui se succèdent sans qu’on en perçoive la logique exacte, suggérant ainsi l’opacité hostile du monde où se débattent ses personnages. Or, le français ne dispose pas d’autant de verbes intransitifs que l’anglais, l’usage fréquent du participe présent y est malvenu, les verbes d’action s’accomodent peu d’averbes de spatialisation, le recours systématique à la conjonction de coordination est jugé malencontreux, et l’emploi intempestif de la virgule est proscrit. Comment faire, donc, pour traduire le suspens américain sans heurter le goût du lectorat français pour des phrases claires et intelligibles ?
Ma position de traducteur, orientée par l'éthique d'Antoine Berman, exigeait une approche qui fasse la place à ce que cette écriture a d'étrange par rapport aux conventions des lettres françaises. C’est pourquoi il était essentiel de reproduire l’abrupte indétermination syntaxique de l’original, quitte a parfois introduire un usage pas toujours orhtodoxe de la ponctuation, en suivant de près la structure syntaxique des phrases de l’auteur.
« Ils inspectèrent la voiture, la plaque d’immatriculation, échangèrent quelques mots. L’un d’eux parla dans sa radio, à voix basse. Un instant plus tard, le crépitement sourd d’une réponse. Puis ils se dirigèrent, d’un pas plus décidé, vers leur voiture. Ils montèrent et attendirent. »
- Comptine pour la fin du monde
Finalement, la tension de cette prose est renforcée par le surgissement, au milieu d’un lexique qui appparait trompeusement clair, simple et familier, de mots rares, archaïques, ou impossibles, comme une éclaboussure de sang dans un endroit insolite.
« Avant peu, il passait tellement de temps étalé au sol que les parois de la maison commençaient à fuir et à se duveluter sur les bords. »
- Soeurs
Des échanges avec l’auteur ont été nécessaires pour repérer et comprendre ces mots abscons souvent ignorés en traduction et créer des monstruosités lexicales capables de rivaliser avec les mutations linguistiques de l’original.
J'ai ainsi maintenu tout au long de mon travail un registre, un ton et un rythme qui inscrit sans ambiguïté l’auteur dans la littérature de genre, tout en laissant place à une prosodie et un lexique capable d'accueillir le mélange d’horreur, d’humour et de poésie qui caractérise le rapport inspiré et novateur de l’auteur à la littérature de genre.
Cela n’est pas passé inaperçu. Ma traduction du roman
Immobility (Brian Evenson,
Immobilité, éditions Rivages, 2023) est l’une des traductions de science-fition ayant reçu le plus de recensions en 2023, et les critiques ont été sensibles à l’économie de mot, au ton et à la précision du style que j'ai mobilisé pour traduire la prose de Brian Evenson.
« un style minimaliste teinté d’humour noir. »
- Christophe Laurent, Corse Matin
« Immobilité pousse à son paroxysme l’art minimaliste de Brian Evenson, capable d’évoquer tant en si peu de mots minutieusement choisis »
- Blog de la libraire Charybde 27